Parce que j’étais fatigué de tout ce présage

Le premier verbe Voir s’impose comme une évidence, un acte délibéré. Son emploi au présent de l’indicatif souligne que l’action est en train de se faire. Nous sommes donc plongés dans une situation installée depuis un certain temps mais qui atteint un degré de palpitation et d’intensité telle que le fait mérite désormais d’être inséré dans un poème. Ce premier mot est comme un œil qui s’ouvre sur le monde, un regard qui s’installe. L’auteur se définit d’emblée comme un voyeur. Son corps, son être, tout est mobilisé en fonction du regard. Attitude faite de curiosité, de gourmandise et d’attraction. Le Je, le moi prennent place dans le texte par ce verbe. L’action fait exister l’être. Par l’observation des autres, le moi va tenter de trouver la route qui doit le conduire à lui-même.

La fin du recueil présente au contraire le verbe voir sous sa forme achevée, j’ai vu, l’action est finie. La route ne va plus loin. Le narrateur n’est plus le même. Naguère il fixait les êtres de haut en bas, de son balcon il captait les passant en plongée. Désormais son regard se situe en contre-plongée, de bas en haut, vers le ciel. Sa mission semble achevée parce que son regard a su se hisser. Un mystère a été perçu, percé, qui donne les moyens de se soustraire à ce monde. Kerouac de voyeur est devenu voyant. Il peut désormais se placer en situation de secrétaire, peut-être même en Témoin/witness. Il n’a plus à courir, à suivre les autres, il est celui qui a vu le ciel bouger. Le Je paraît avoir trouvé sa fonction, éventuellement son essence.

Nous sommes donc bien en face d’un texte d’épiphanie et de révélation. Les chorus s’appellent et se répondent pour finir par tresser, en un maillage paradoxalement serré et aéré à la fois, l’histoire d’une route ; mais il s’agit en l’occurrence d’une route immobile. La première partie de ce trajet présente une lourde présence d’êtres divers, la rue fourmille et Kerouac en rend compte. Le second mouvement présente au contraire une dilatation de l’espace qui conduit à la vision finale. C’est à partir de ces deux éléments que nous parcourrons cet itinéraire statique. La poésie y est vécue comme une raison de vivre, comme une façon de vivre.

Soi à travers les autres

Kerouac demeure donc sur son balcon. Vagabond figé, il se place ainsi en rôle d’observateur, mais s’installe du même coup dans une situation à part, coupé de ceux qu’il scrute, presque semblable à Meursault, regardant du haut de sa position d’étranger les familles se rendre au cinéma. De fait ce monde lui semble difficile à investir. Il s’agit d’un monde de hats, backs and blacks. Ces chapeaux, ces dos et ces points de convergence fatalement noirs forment une sorte de carapace qui se ferme. Les premiers regards relèvent du collage, ils inscrivent dans le texte des bribes de perception :

Visages à rides et à moustaches

Des noirs le dos tourné Chapeaux bruns de l’armée effondrés

Pas lourds et bâche légère Des sacs & propos amers

Tenus aux secrets compagnons A cheveux longs

Cette première attitude faite de perceptions distantes, sera néanmoins rapidement relayée par une attitude de compassion gourmande. Kerouac suit les êtres qui déambulent, il invente leurs histoires. Progressivement la carapace cède, les êtres s’humanisent et deviennent des êtres de plénitude, saisis dans leur épaisseur et leurs douleurs. La rue devient dès lors un lieu de communion qui doit être saisi avec fraternité et sensualité.

Il n’y a pas moyen de dire Ce qui se passe dans la tête

De ce personnage Malingre sous une veste

En laine & derrière ses lunettes Emportant son déjeuner

Traînant les pieds et titubant Lentement en direction du boulot

Ou bien la beauté indienne Fonçant majestueuse

Dans une épicerie de Marathon Tenue par des Grecs

Acheter des bananes Pour sa nuit d’amour,

A quoi pense-t-elle. Ses lèvres ressemblent à des cerises

Ses joues les font jaillir de son visage Raison de plus pour les embrasser

Et sucer tout leur jus.

Ce regard érotisé et fraternel à la fois rapproche Kerouac des êtres hantant ces rues, son texte passe d’une dimension verticale de domination exclusive à une situation horizontale de rencontres fraternelles. Pour autant le Je s’efface presque complètement derrière les autres, la rue grouille et le moi semble enfoui. On peut légitimement se demander ce qui pousse l’auteur vers ces créatures de la rue.

Les paumés comme révélateurs

La première réponse, presque évidente, relève du concept, de la démarche religieuse et politique. L’exclu porte sur lui le sceau de la pureté. Dans cette société américaine dominée par la corruption de la consommation, les exclus représentent ceux qui ne participent pas, ou ne peuvent participer, à ce jeu aliénant et dégradant. Dès le départ, la beat generation, la génération battue, perdue, flouée, s’est trouvée aux côtés des misérables battus et floués. Steve Turner le souligne dans la biographie consacrée à Kerouac : « Les deux hommes (Kerouac et Burroughs) avaient le sentiment que les individus obligés de vivre en marge de la loi étaient plus purs que ceux qui s’y conformaient, parce qu’ils résistaient aux exigences d’une société corrompue ».

Tout se mêle donc dans ce rapprochement, une quête de la pureté et une fraternité qui semble inspirée des Evangiles. Comme Jésus, Kerouac descend chez les marginaux, il communie avec eux comme on tracerait une voie d’avenir, se dégageant des contingences matérielles. Cette approche est fondée, nécessaire elle n’est pas pour autant suffisante.

Pour cerner pleinement les raisons de cette obsession de l’exclu, il nous faut descendre dans les profondeurs mythologiques de Kerouac et atteindre ce que nous pourrions appeler le syndrome Gerard. Quand Jack atteint l’âge de quatre ans il voit son frère Gerard mourir. L’image de ce grand frère est intimement liée au fonds religieux catholique de la famille. Pour faire bref, la mort de Gerard se présente comme l’auréole posée en cet instant sur un frère déjà saint. Yves Le Pellec souligne cet aspect avec force, en laissant d’une façon intermittente la parole à Kerouac :

Pendant les autres premières années de ma vie, tant qu’il vécut, je ne fus pas Ti Jean Duluoz, je fus Gerard, le monde fut son visage, sa pâleur, son corps voûté, la façon qu’il avait de vous briser le cœur, sa sainteté et les leçons de tendresse qu’il me donnait (VG, 8)

« Kerouac, qui grandit entouré de rosaires et de statues des saints, dans l’ombre « grise » de Gerard penché sur lui pour le bénir de sa terrible onction, sera profondément et durablement marqué par le mystère de cette mort. Au milieu des sanglots, des toussotements et des vapeurs d’encens pendant le service funèbre, il dit avoir eu l’impression que Gerard « était amené vers cette terre de Pureté dans laquelle je ne pourrais jamais aller, du moins pas avant longtemps ». Il ne se sent que « figurant » dans ce « vaste film impalpable » où Gerard tient le rôle de « héros » et Dieu de « metteur en scène ». De cette mort en effet Jack ne se remettra pas ; durant toute sa vie, il ne se considérera que comme l’impur, celui qui a laissé partir le frère pur, éventuellement celui qui a provoqué sa disparition. La fréquentation des bas-fonds prend dès lors toutes les nuances d’une mortification. Le poète se considère comme incapable de vivre une élévation quelconque, il se doit de traverser l’enfer, de côtoyer son cortège d’ombres interlopes. Avec pour seul viatique, l’espoir -venu du fond des évangiles- que l’impur puisse se transformer en pureté, en un mot que les derniers soient un jour les premiers. Mais ce jour-là semble se dérober au fur et à mesure que la traversée des lieux pauvres se fait.

Les paumés entretiennent la sarabande

A ces deux explications s’ajoute une troisième raison d’attraction. Elle se situe sur le plan linguistique. Images de la violence sociale, ils imposent une question dans les chorus qui transcrivent leur errance : comment précisément rendre cette violence, cette folie de la rue ? La seule réponse acceptable est d’installer la violence dans la syntaxe même, dans l’ordre des mots. A défaut de salut, les exclus installent dans le texte un paroxysme qui dynamite toute forme stable, toute image pouvant engendrer un point de repère confortable.

Et de vieux garçons indiens Sans chaussettes

Juste les savates chinoises d’opiomanes Font leur interminable promenade de santé

Le long de Third Street gris & perdus & difficiles à voir. Tragiques humains qui rotent

Avec rochers escarpés Bloqués par la neige largement

Enorme d’y parvenir Au train Du temps & de la douleur

Attendant la gare centrale. Jeune humanité paumée

Trois de front S’en va prospérer un peu plus bas

Dans la rue infernale.

Pour que le paroxysme soit atteint, la décomposition s’impose, dans les mots et leur agencement. Et Kerouac présente un étrange distique qui pourrait presque dessiner une piste définissant son art poétique : Toit qui danse comme/Un monosyllabe.Le mot d’une syllabe triomphe en effet dans la première partie de San Francisco Blues. Il installe un rythme fait de déraison et de fracas. Dans ces textes de Kerouac se joue une vraie danse macabre, où les mots scandent la rencontre avec le squelette, en reproduit les tintements. De la jubilation morbide surgit la vie des mots, et donc la vie tout court.

Mate un peu le vieux clochard triste Pas d’argent

Assez présomptueux pour foncer dans l’épicerie Et acheter son paquet de margarine

A 8 cents De sorte que dans des chambres minables

A 3 heures et demie du matin Il puisse tousser & grogner

Dans son lavabo de porcelaine blanche Près de son lit

Pour y faire couler de l’eau Et y tituber

Dans le réveil chancelant Du milieu de la nuit

Cauchemars des asiles de nuit Sa mort pas plus noire que

La mienne, son Toast Tout aussi beurré

Et sur le bon côté.

Dire cette  » jeune humanité paumée  » relève ainsi de la transe. Seule la discordance du texte peut hâter l’émergence de l’intensité. Le texte vécu dans un premier temps comme une compassion devient ainsi mouvement de communion frénétique. Aucune création n’est possible si la langue demeure prisonnière de ses poses hiératiques. Kerouac la fait exploser en harmonie de jazz, cette langue américaine qu’il n’a pas d’emblée pleinement saisie, il en joue maintenant comme d’un instrument étrange.

Le chaos nécessaire

Ecriture de l’incohérence et de l’explosion que celle-là, associant des éléments divers dans un même mouvement et sans aucune relation logique, ni même métaphorique. Ecriture d’apparence brouillonne, du désordre sans doute, du chaos également. A croire que le chaos installé dans la langue était pour Kerouac une question de survie, mentale et poétique. Il y a fort à parier en effet que ce chaos apparaît comme un mode de refondation des mots obsédants de Kerouac. Des mots d’origine religieuse, chrétienne, catholique. Sans arrêt interviennent dans ses textes les anges, la vierge et l’apocalypse. Or il n’est rien de plus usé que le mot qui pendant des siècles a été utilisé dans des rituels et des propos conventionnels. Ces mots appellent l’auteur, mais leur contenu est figé.

Afin de retrouver ce qui fait l’origine et la force de l’appel, afin de retrouver ces appels dans leur force originelle, Kerouac passe ces mots à l’épreuve du chaos linguistique, qui reflète son chaos affectif, interne et profond. Si ces mots doivent avoir un sens, ou s’il doivent reprendre un sens, le reconquérir, c’est au fond de lui -même, au cœur de son désastre, qu’ils le feront et non en un discours théologique mûri et cohérent. Cette réactivation du langage religieux permet un retour novateur vers la ville. Elle n’est plus un spectacle mais un lieu à investir, à nommer, à transformer par le langage, éventuellement à transfigurer. Nommée par des mots vécus avec intensité San Francisco devient un univers symbolique et se mue en monde mythologique.

Une mythologie définie pas à pas

La ville devient dès lors le cadre où se joue tous les drames profonds. Ainsi s’élabore le second mouvement du recueil. Au début du drame se trouve la fange et la faute. Les anges sont là pour le rappeler. Il signifient ce qui se situe en hauteur, cette part divine qui nous appelle, cette sanctitude qui nous obsède et qui paraît toujours plus inaccessible alors même qu’elle se manifeste. Les anges de Kerouac ne planent pas dans un ciel bleu, la pesanteur de la terre et des sens est telle que nous tirons ces êtres célestes dans notre boue :

Dans les airs par des équipes D’anges enragés en délire

Bavant joyeux Sement Parmi les drôles de gras Chérubins. Menant ce sérieux

Etalon Noir Sincère à mâchoire serrée Dans cette matinée Vers une série de crimes

Voici Lucifer l’imposteur

Le sexe règne en maître dans ce monde coupable, comme dans la vie des beat il conduit à l’obsession mécanique et triviale. Privée de sa dimension transcendantale la sexualité n’est qu’acharnement systématique.

Le sexe est un automate Qui sonne comme une machine

Dans la serrure obstruée les hommes jeunes vont plus vite que

les hommes vieux les hommes vieux sont passionnément

A bout de souffle Les hommes jeunes soufflent à l’intérieur

Les femmes jeunes & les femmes vieilles

Attendent Il y a eu le son d’une gifle

Quand l’ange est venu à la dérobée Et l’ange qui avait perdu

Se reposait satisfait.

Ecœuré par ce monde de frénésie bourbeuse, le poète rêve d’un âge d’or ; en fait prend forme dans ses textes la tentation de l’icône, ou bien le désir de ces tableaux de Giotto où les madones se dessinent sur fond doré, dans cet espace du pur esprit. Le désir surgit dès le chorus 17 : Je veux aller dans le Doré/C’est là mon foyer. Et cette envie de pureté va de pair -est-ce une surprise ?- avec la volonté de réintégrer l’univers enfantin et maternel. Kerouac le martèle à plusieurs reprises, comme si ce retour allait lui permettre de rompre avec ce monde de pourriture : au chorus 39, on peut lire :

Quelle affaire ! Oui je rentre à la mai

ai son Le chorus 40 complète :

Oui je rentre à la maison

aujourd’hui. La ville des villes

San Francisco n’est plus dès lors un lieu unique, la ville devient le lieu de tous les lieux, se superposent les cités qui ont jalonné l’itinéraire spirituel de l’auteur. Sur la ville de la côte ouest vient ainsi se greffer Mexico, et l’on sait que là se joue la pensée mystique de Kerouac, Jérusalem surgit également, et à terme, vient prendre place la ville de l’enfance, celle vers laquelle l’auteur toujours retournera, Lowell. L’amalgame est explicite :

Third Street is like Moody Street Lowell Massachussets

Là se joue la tentation finale. Rien n’est possible si l’être ne se change, ne se régénère, et la ville devient pour Kerouac le lieu poétique de la résurrection. San Francisco est, on le sait, menacée par the big one, le tremblement de terre le plus puissant. Dans les textes de Kerouac, les êtres titubent sans cesse, comme s’ils pressentaient cette fin du monde prochaine, leur mouvement semble anticiper cette destruction finale. Quand Lowell vient s’incruster sur l’image sur San Francisco, elle draine avec elle une autre version de l’Apocalypse. Dans son roman Doctor Sax, Kerouac présente en effet sa ville natale comme la proie d’une terrible créature nocturne, un vampire y conduit le narrateur vers le diable. Ce dernier libère un terrible serpent rampant sous la cité, et la déstabilisant. La fusion des deux thèmes apocalyptiques se fait dans le chorus 72 :

Et ce que Frisco a en guise De serpent Le tremblement noir du monde

Cataracte Et bombes à Hydrogène De l’Espoir Perdues dans le bleu

Pacifique De l’océan vide

La ville que Kerouac a sous les yeux n’est donc plus la ville réelle, elle est investie par les mots de l’auteur, transformée par son langage, envahie par ses images fondatrices. Après la mort la vie peut renaître.

Ville illuminée

Coupé par un langage déconstruit de toute relation logique, Kerouac peut enfin accéder à la révélation, c’est-à-dire qu’il peut désormais accepter une image faite de douceur italienne, de violence passionnelle et de plénitude virginale, une image ressemblant à un tableau de la Renaissance italienne et qui présenterait le portrait d’une Marchesa. La perception enfantine des vierges logées dans leurs niches peut reprendre place, engendrant une relation nouvelle avec le monde. Même précaire, et terriblement éphémère, cette relation rend neuf l’être qui la formule. Ainsi éclate le texte radieux du 79ème chorus :

» Au-delà de cette mer stérile  » Ainsi parle Marchesa

Pleurant la Renaissance Et toujours la brise Est délicieuse & douce

Et fraîche comme des seins Et sauvage comme de beaux yeux sombres.

Repose sur son esprit Comme si elle n’en avait pas pour longtemps Et brillante à ce sujet

Tout le temps, comme une étoile Furtive

Une beauté fière en colère De l’Italie.

Un instant suspendu au-dessus de la ville, Kerouac semble atteindre la plénitude. Le travail d’observation a conduit à une recréation du monde. Les mots rénovés ont fait émerger les mythes de l’enfance. Pour un temps, tout se trouve en harmonie, les images et les émotions du passé, les mots et la vision présente. Un éclat, une illumination constituent ces quelques textes privilégiés de la fin de San Francisco Blues. Le poète est bien passé du statut de voyeur au rôle du voyant :

J’ai vu le Ciel bouger Dit  » voilà la Fin «

Parce que j’étais fatigué De tout ce présage. Et chaque fois que vous aurez besoin de moi

Appelez Je serai de l’autre côté A attendre devant le hall de la fin.

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