L’identité comme problème

Vers la fin de sa vie juste avant de sombrer Jack Kerouac fait un voyage en France, passe voir Gallimard, mais se rend surtout en Bretagne et dans les bibliothèques spécialisées pour y amorcer des recherches de généalogie. Persuadé par intuition que ses ascendants sont de nobles bretons, il tente d’en percevoir la trace dans ces vieux registres qui établissent les arbres des grandes familles. La quête est à la fois frénétique et vaine, elle versera de toute façon dans l’alcool.

Bref, j’essayais de découvrir quelque chose sur mon ancienne famille, j’étais le premier Lebris de Kerouak à remettre les pieds en France, au bout de deux cent dix ans, pour essayer d’y voir clair, et j’avais prévu de me rendre en Bretagne puis ensuite en Cornouaille anglaise (la terre de Tristan et du roi Marc), et après cela j’allais débarquer en Irlande pour trouver Isolde et, comme Peter Sellers, recevoir un coup de poing en pleine figure dans un pub de Dublin. Ridicule, mais le cognac me réussissait si bien que j’allais tenter ma chance.

La dérision qui émaille la phrase ne doit pas faire illusion, cette quête souligne une grande détresse, toute sa vie Jack Kerouac se demandera qui il est, la question de l’identité se trouve au cœur de son œuvre et l’alimente en permanence d’angoisses tenaces. L’un de ses biographes, Steve Turner, évoque ce problème d’identité et le lie au sentiment d’exil vécu par Jack Kerouac. « Tout jeune, il avait conscience d’être un étranger dans son propre pays et le thème de la différence, de la recherche de son vrai foyer est dominant dans son œuvre « . De cette expulsion du foyer, de la matrice, Kerouac ne s’en remettra jamais. L’Amérique qui brasse, qui projette dans un jeu de forces fascinant, qui fait de l’être une balle de flipper, cette Amérique l’attire irrésistiblement, mais il n’entre dans le mouvement qu’avec inquiétude et après hésitations, car il perçoit bien que ce brassage peut tout simplement broyer les êtres. Volonté d’adhésion et réticences vont de pair chez cet auteur.

D’où viennent donc ces sentiments confondus ? Très tôt Kerouac a été conscient de sa différence, de son unicité. Issu d’une famille franco-canadienne, il fréquentera d’abord la langue française. Ce n’est que vers l’âge de six ans que Jack commencera à s’exprimer en anglais. Il lit la Bible et les livres de catéchisme en français à l’Ecole paroissiale de Saint Joseph. Plus tard il dévorera dans le texte Hugo, Balzac, Flaubert, Céline et il communiquera toute sa vie avec sa mère en québécois, notamment pour exclure les anglo-saxons de leurs conversations.

L’expression langue maternelle prend donc ici tout son sens, cette langue demeure celle de l’enfance, de la relation privilégiée à la mère ; la langue américaine sera en revanche une lieu d’adoption qu’il faudra envahir. A ce hiatus s’ajoutent deux autres facteurs de rupture. Kerouac est de culture catholique dans un monde protestant. Et il cultivera jusqu’à l’excès ce particularisme, non par provocation mais parce que l’enfance est émaillée de ces images christiques, de ces niches habitées par des madones en douleur, de cette imagerie qui frappe à jamais la sensibilité d’un être. Il est de plus fils d’ouvrier dans un monde qui n’aime pas trop le prolétariat. La condition ouvrière colle à la peau de ce jeune homme qui fréquentera des lettrés issus de milieux sociaux plus raffinés, et la coupure se manifestera dans les moindres détails de l’existence, comme le souligne Yves Le Pellec :  » Prolétaire, Kerouac l’est aussi par ses goûts et son tempérament. Cet amoureux des mots est d’une nature très physique, ce timide aime les braillements et l’humour gras, ce mystique a de robustes appétits terrestres. Capable de grande délicatesse, Kerouac n’est pas raffiné. Il adore les plaisanteries épaisses et les coups de gueule de la « maudite race canuk » les fanfaronnades de vestiaires, les riches nourritures dont sa mère le bourre « .

S’intégrer ou se désintégrer ?

A trois reprises pourtant Jack Kerouac tentera d’entrer dans ce monde qui lui paraît terre étrangère. Le livre autobiographique Vanité de Duluoz nous en dit long en ce domaine. La première porte d’entrée se situera dans le football américain. Le vieux clochard céleste que deviendra l’auteur, l’alcoolique qui balbutiera lors des émissions de radio ou de télévision ne peuvent faire oublier le jeune athlète que fut Kerouac. Remarqué dans son club local, il sera contacté puis engagé par un club universitaire. Mais l’engagement chargé d’espoir tournera à l’échec, trop de magouilles, de turpitudes et de favoritisme, l’exclu restera sur le banc de touche. Il en ira de même à l’Université. De guerre lasse, Kerouac s’engagera dans l’armée, dans la marine. Cette troisième entrée coïncidera avec une troisième sortie, ainsi que le souligne Le Pellec : « Il se voit refusé par la Navy pour tendances schizoïdes, autre signe qu’il trébuche à chaque case du jeu de l’oie officiel : de la fenêtre de l’hôpital militaire il voit s’enfuir pour toujours son rêve perdu d’être un authentique américain « .

Privé de cet enracinement nécessaire, Kerouac se retrouvera nu, face à son propre miroir, tenu de s’assumer dans ce qu’il a de particulier, unique et tenu de le rester il consacrera une œuvre à se chercher, pour finalement arriver à bout de souffle, presque en fin de parcours, à une crise d’identité qui se sera nourrie d’elle-même et qui se fera désespérante. Dans l’une de ses dernières œuvres, Big Sur, l’écrivain se percevra comme un être rejeté de tous, y compris de l’océan. Son existence n’aura été que fard et comédie, bouffonnerie et apparence ; au gré d’un récit terrifiant il lâchera son amertume qu’une phrase peut résumer :

Je ne suis qu’un clown malade d’écoeurement.

Ces précisions biographiques s’inscrivent dans un but précis : casser une légende qui emprisonna l’auteur lui-même. Certains textes disent en effet avec clarté combien Kerouac fut ulcéré d’être bombardé « Pape de la Beat Generation ». Il perçut avec clarté et malaise combien cette appellation contrôlée enfermait son œuvre dans un système d’images désormais devenu suite de clichés. Kerouac fut autre chose qu’un auteur emblématique susceptible de faire vendre des jeans, autre chose qu’un James Dean de la machine à écrire. Pour le lecteur qui se donne la peine de parcourir l’ensemble de l’œuvre il est celui par qui passe le drame de la modernité américaine, le drame de notre condition moderne. Avec lui nous sentons combien l’homme est seul face à son identité.

La Poésie en un instant névralgique

Quelle place peut donc venir prendre un recueil de poésies dans cette interrogation ? San Francisco Blues se situe à un instant névralgique de l’œuvre de l’auteur. Les conditions de la création se révèlent parlantes : en 1954, Jack est venu rejoindre à San Francisco le couple Cassady. L’ambiguïté règne. Neal Cassady se présente comme le grand frère, catholique comme Jack, travaillant aux chemins de fer il rend palpable cette culture ouvrière qui pourrait n’être plus qu’un mythe. Il est l’ami, le libérateur, l’homme libéré et heureux de vivre, le repris de justice qui a su braver l’ordre. Neal est un double, Jack vit avec lui en symbiose, il fera d’ailleurs l’amour à toutes les femmes que Neal lui cédera, dans une relation étrange. L’union est d’une telle intensité que l’auteur créera un terme pour parler d’eux-mêmes comme s’il ne s’agissait que d’un seul être, Kerouac et Cassady deviendront Kerouassady. Une dispute intervient, pour un futile prétexte lié, semble-t-il, à une part de marijuana. Kerouac se fâche, quitte le domicile du couple, et s’installe dans un hôtel borgne de la Third street, l’hôtel Cameo. De sa chambre, sur un fauteuil à bascule, il écrit les quatre-vingts chorus de San Francisco Blues. On le voit. Ce recueil, ne fût-ce que vu de l’extérieur, s’avère d’emblée intéressant, à double titre.

D’une part, il se présente comme le premier recueil poétique de Kerouac. La prose frénétique et débridée a jusqu’alors envahi les textes de l’auteur, avec San Francisco Blues, le style change, un genre nouveau est exploré. Un genre qui, d’autre part, répond à une réflexion théorique. Comment en effet ne pas être intrigué par la division en textes courts, numérotés et visiblement agencés selon un ordre maîtrisé ? En 1955 Jack Kerouac donne du blues cette définition lapidaire :

un blues est un poème complet écrit sur une page de carnet, de taille moyenne ou petite, de 15 à 20 lignes habituellement connu sous le nom de chorus

L’impression d’étrangeté de prime abord ressentie se trouve accentuée par la lecture des textes. L’ensemble se présente effectivement comme un chant unique et totalement morcelée à la fois. La dispersion et la progression des thèmes vont de pair. Curieux morceau musical, s’appuyant sur des variations et des entrelacs. Cette troublante perception invite à l’étude, à l’appréhension personnelle de l’ensemble.

De l’occurrence du verbe Voir

Le premier et le dernier chorus se font écho grâce au même mot, le verbe VOIR, verbe chargé de sens s’il en est. Ils sont conjugués tous deux à la première personne du singulier, et marquent ainsi l’investissement personnel de l’auteur. Il suffit pourtant de lire les deux textes pour cerner une différence de sens révélatrice entre ces deux usages.

Chorus 1 Je vois les dos

Des vieux rouler Lentement dans le noir Des boutiques. Chorus 80

Le blues de San Francisco Ecrit dans un rocking-chair

A l’hôtel Cameo Dans le quartier pauvre de San Francisco Mille neuf cent cinquante-quatre.

Cette jolie ville blanche De l’autre côté du pays Ne sera plus Disponible pour moi

J’ai vu le ciel bouger Dit  » Voilà la Fin «

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *