Ce texte est donc bien un texte de la révélation. En quête de son identité, Kerouac se trouve dans l’écriture, par l’écriture. Pour lui la poésie n’est pas simplement un raison de vivre, mais une façon de vivre. Il y a fort à parier que Kerouac n’existe que quand il écrit. La réconciliation ne se fait que lorsque les mots peuvent assurer un contact entre le vu, le vécu, le dit et l’écrit. Sans les mots le monde demeure, pour reprendre l’expression de Pierre Reverdy, affreusement irréel. Avec les mots, dans la palpitation de l’instant d’écriture le soi est perceptible, l’identité peut se bâtir et le contact avec le monde temporairement établi.
Prose/poésie ?
On peut donc se demander quels sont les liens qui se nouent entre cette forme très élaborée que nous avons notée et cette émergence de la révélation. En fait poser cette question revient à poser de nouveau le problème des rapports prose/poésie. Une note du traducteur le signale en quatrième de couverture : « le blues est donc un des apôtres de la révélation musicale et rythmée apportée par Kerouac, abolissant la distinction désormais artificielle entre la poésie et la prose. Pas de prose qui vive sans la pulsation de la poésie. Pas de poésie qui tienne sans passer par l’épreuve de vérité de la prose ». Ces termes soulèvent le problème, mais ils le posent en termes généraux, nous préférons pour cette approche l’analyse présentée par Jean-Marie Barnaud et mise en ligne sur le site remue.net. Partant de Y. Bonnefoy, Jean-Marie Barnaud nous interroge :
A quoi donc correspond ce récit en rêve ? A l’idée, donc, que le risque qu’encourt tout récit est qu’il se replie, qu’il se ferme, se fige dans une fiction, et, je dirai, une prose qui représente le monde, mais sous une forme conventionnelle, artificielle, dogmatique, sans faille, sans trous. Sans silence. Ne renvoyant qu’à elle-même, à ses propres codes. Et pourtant, cette langue du récit, cette prose, elle est aussi celle qui véhicule notre culture, nos mythes. Celle de notre commun partage. Le rôle de la poésie est alors de soumettre cette langue-là, langue des concepts, à l’épreuve de » l’ordalie » dit Bonnefoy, d’une parole qui lui interdise de s’enfermer dans une fiction, qui déconstruise ou brise ses sages représentations pour la faire accéder à la fragilité, à la vibration particulières qui peut seule témoigner d’une rencontre, de ce que Bonnefoy nomme la présence.
Il nous semble que le recueil de Kerouac oscille bien entre les deux pôles qui sont évoqués dans ces lignes. Nette est en effet la déstructuration du langage ; le désordre nouveau installé dans la langue supprime tout risque de fermeture et régénère les mots. Il formule d’ailleurs cette nécessité, d’une façon totalement explicite : Il faut que je survole mon langage ..vous entendez le bond qu’il faut accomplir pour échapper à la surveillance qu’exerce sur nous le langage, nous, qui nous croyant parlant , sommes parlés par lui. . Parallèlement s’impose la nécessité de tracer un fil conducteur dans le recueil, une trame de récit, faute de quoi la réappropriation des mythes ne peut s’accomplir. Sans chaos les mots essentiels de sa mythologie demeureront englués dans le sens commun. Mais la nécessité d’un ordre narratif demeure. Il est intéressant de voir que ce tiraillement entre le continu et le discontinu se joue chez lui sur un mode musical.
Nous avons présenté la définition donnée par Kerouac du chorus, il nous faut ajouter que tous ces chorus limités par la taille du carnet sont liés les uns aux autres par un travail d’intense précision. Chaque chorus possède sa cohérence et présente son unité, mais il est toujours un mot essentiel qui prend un relief particulier. Et ce mot va être repris dans le texte suivant, inséré dans un nouveau mouvement qui va l’amplifier. On retrouve bien là une technique propre au jazz injectée dans la littérature ; ce qui est thème secondaire, sujet d’arrière plan devient par la grâce de l’improvisation le thème principal du morceau suivant. Ainsi s’écrit le 5ème chorus :
Ah les petites filles font des ombres sur le trottoir plus courtes
que l’ombre de la mort dans cette ville et le 6ème reprend le terme et le cultive : Grasses filles
En manteaux rouges Et chaussures à rabat blanchi
Ainsi se défait et se reconstitue le texte. Il ne s’agit pas là d’un exercice gratuitement littéraire, mais d’une démarche profondément humaine dans un monde vidé de sa substance. San Francisco Blues est une quête désespérée du sens, y compris du sens religieux dans un monde marqué par la béance. Les USA des années soixante ne vivent que la frénésie consommatrice, la fièvre acheteuse, la spiritualité n’est plus que commerce, apparence, bric-à-brac et objets de brocante. Pourtant ce pays demeure fortement marqué par l’impulsion spirituelle qui préside à sa naissance, qui passe par les êtres, les romans, qui souffle y compris dans l’élan de Withman. Le vide y est donc insupportable. L’intérêt manifesté par Kerouac, Gary Snyder et les autres membres de la Beat pour le Bouddhisme est un signe.
La quête spirituelle ne saurait être abandonnée. Mais elle ne peut être menée à l’intérieur des églises, c’est dans la langue que tout se joue, dans le désordre cultivé, qui seul permet la renaissance ; un dernier texte suffit à le souligner :
Et ces adorables petits vers font revivre la poésie ouverte de l’espoir dans le vieux poisson long d’Amérique
Et ce doux papillon de nuit a révisé l’entéléchie
dans ma finaléchie dans le vieux coup de pardouze où Croo-ba a incorporé garçons aux filles Il était perdu dans le placard
Le roi mangeait de la sauge émincée Jean-Baptiste n’avait pas de tête
Jésus avait des clous plantés dans la peau J’ai le Néon cloué à moi J’aimerais être mort
Ou Roi du pays de Ronald Colman, ou Parent de Sariputra
Shakespeare pour commencer.