Les jours de l’amitié à Akwesasne

Pour Francis

Après-midi humide sur les bords du St-Laurent,
des femmes pagaient sur la rivière dans leurs canoë de course. Gavé de pain frit, de soda ,de tarte chaude à la fraise et la rhubarbe
je trébuche sous la charmille de cèdre et
m’installe pour écouter le tambour et les chants.

Des Mohawks costumés encerclent une « stomp-dance ».
Je prends place sur un banc près d’une vieille femme avisée qui demande en Mohawk ce que je fais. Avec mon petit sac en bandoulière
à l’épaule gauche, j’imagine que je dois l’admettre
« Je suis écrivain  » dis-je tout en sourires « quel genre » ? demanda-t-elle vraiment curieuse,
un poète répondis-je fièrement…
A cela elle offrit un grognement
se leva et partit ronchonner plus loin.

Bien… Peut-être avait-elle raison. © Texte extrait du recueil « Humours and/or not so humerous » édité par Swift Kick n° 7/8

De la tribu Choctaw, John D Berry

De descendance Choctaw et Cherokee, avec du sang Irlando-Ecossais, natif d’Oklahoma où ses ancêtres ont toujours vécu, âgé de 48 ans, il se dit « écrivain et poète occasionnels ». Son appartenance tribale est Choctaw. Il veut avant tout être digne du titre d’être humain en tant que fils, père et mari. Il a étudié l’anthropologie et l’archéologie. Il est actuellement bibliothécaire à l’université de Colombia dans le Missouri et fait office de directeur assistant des services académiques pour l’université d’état d’Oklahoma (le département des diplômes). Il a été élu par ses pairs président de l’association des bibliothèques indiennes d’Amérique. L’année 1999-2000, il fut également élu président, pour trois ans, de l’université indienne d’Oklahoma. Il participe aux danses et cérémonies rituelles de la tribu et connaît les rudiments de sa langue.

Artefact

Seul j’existe, sans l’odeur de la sauge,
ou du tabac sacré. Ni sans la fumée qui s’élève.
Seul je m’assieds sans la calme sécurité
de la protection du cèdre, ou sans la caresse du soleil.
Seul j’existe, sans le son du tambour
ou la voix des cérémonies, sans avoir rempli ma tâche.
Seul je m’assieds, sans comprendre
dans le grand entrepôt appelé Musée.
Seul je vis isolé de mon peuple, j’attends de rentrer à la maison.

Acier

Il y en a encore pour dire que les Indiens sont stoïques
avec un regard d’acier. Vous aimez les stéréotypes, non ?
Pourtant nous ne connaissions rien de l’acier
jusqu’à ce que vous débarquiez avec épées et fusils plus la cruauté, il y a si longtemps déjà.
Si l’acier fait désormais partie de nous et qu’il vous regarde parfois
ou bien qu’il vous parle, vous étonnez-vous du pourquoi ?
Mélangés dans le creuset
de vos politiques
dans le melting-pot des règles policées,
casés dans vos moules grâce aux écoles Indiennes,
et travaillant de huit à dix-sept heures dans la journée, durcis sur l’enclume du colonialisme dans la forge du génocide…
L’acier que vous avez fabriqué
fut trempé de notre propre sang.
Tempéré par cinq cents ans de racisme, de haine
et de pleurs.
Est-ce une surprise si certains,
au travail, ou dans la rue,
ne peuvent pas nous regarder dans les yeux
ou ne peuvent pas entendre nos propos ?
Peut-être devraient-ils regarder plus profondément,
écouter plus attentivement, car il y a d’autres choses
plus anciennes et plus résistantes
que le simple acier.
Rejoignez le bord de l’eau et regardez dans les yeux ceux-là même qui s’y reflètent dites-moi alors , que voyez-vous d’autre ?
Ecoutez votre monde , qu’entendez-vous d’autre ?

D’origine Cherokee, Diane Glancy

Née en 1941, à Kansas City dans le Missouri d’un père Cherokee et d’une mère de descendance Anglo-Allemande. Elle a été longtemps une artiste en résidence pour le State Arts Council d’Oklahoma. Plusieurs de ses livres relatent cette expérience. Aujourd’hui elle enseigne au Macalester College de St-Paul dans le Minnesota, où elle est professeur dans le département d’Anglais. Elle enseigne la poésie, l’écriture et la création tant dans le domaine de la fiction que dans celui des scripts ou du théâtre. Elle donne des cours et anime des séminaires de littérature Indienne .
Elle a reçu de nombreuses récompenses, prix et distinctions pour ses écrits poétiques comme pour ses récits de fiction ou ses écrits théâtraux.

Sans titre

pour mon père qui a vécu sans cérémonie.

C’est dur vous savez sans bison ,
sans chaman, sans flèche, malgré tout mon père partait chaque jour chasser
comme s’il jouissait encore de tout cela.
Il travaillait dans les abattoirs.
Toute sa vie il nous a rapporté de la viande.
Personne n’a célébré son premier abattage, Personne n’a chanté son chant du bison.
Sans avoir fait une quête de vision il a émigré vers la ville
et partit au travail dans une conserverie de viande. Quant il apportait à la maison les peaux et les cornes
ma mère disait
débarrasse nous de çà.
Je me souviens des empreintes d’animal que laissait dans l’allée
sa voiture en reculant dans la neige ou dans la boue,
l’antenne de sa vieille voiture,
vibrante comme la corde d’un arc.
Je me souviens du silence qu’émettait son pouvoir perdu,
le bison rouge peint sur sa poitrine.
Oh, je ne pouvais pas le voir
mais il était là, et dans la nuit j’entendais
ses grognements de bison comme autant de ronflements.

Si les Indiens arrivent
rien ne commencera à l’heure

Il en faut du temps
pour que l’esprit des Indiens et du Bison
traversent la grand-route. C’était leur territoire.
Ils reniflent l’odeur de l’herbe et attendent que le vent leur apporte des jambes de chair.
Les esprits des Indiens et du Bison ne traversent pas
la route facilement.
Suivre les voies invisibles qu’ils empruntent
prend du temps.
Ils luttent dans le nouveau monde qu’ils subissent.
Les os doivent être complètement nettoyés de leurs chairs et les peaux tannées.
Il faut faire des offrandes au Grand-Esprit.
Il faut du temps
pour s’habituer à l’Espoir, il brille comme la surface d’Onion Creek.

© Textes extraits du recueil Iron Woman, édité en 1990 par les éditions New Rivers Press, Minneapolis, état du Minnesota.

« En premier lieu, nous avons besoin d’un endroit familier où nous retrouver dans les moments difficiles, pour échapper à la confusion et obtenir le détachement nécessaire. Cet endroit n’est pas sur terre, c’est endroit universel beaucoup plus vaste que ne l’est la réalité quotidienne, c’est l’espace que nous apportent les cultures orales et les traditions Indiennes, c’est la place de l’imagination, de la créativité et du Rêve », dit le poète Gérald Vizenor. Béatrice Machet est allée à la rencontre de ces hommes et femmes écrivains, de leurs territoires du dire. Elle a publié une anthologie aux éditions de l’Amourier. Nous remercions Béatrice Machet d’avoir autorisé Chantiers.org à mettre en ligne plusieurs extraits de son ouvrage. Ils donnent un aperçu de la richesse du livre.

De la nation Esselen : Deborah Miranda

Sa famille maternelle d’origine juive et française, son père d’origine indienne Chumash/Esselen, font de Deborah Miranda une métis. Elle est membre de la nation Esselen de Californie car comme beaucoup d’autres auteurs sangs-mêlés, bien que ne reniant pas les apports, bons et mauvais, de son héritage Européen, elle se sent avant tout Indienne. Ses poésies ont été publiées dans des journaux et magazines, dans des anthologies de poésie, avant d’être publiées par la maison d’édition de Joseph Bruchac, The Greenfield Review press. Son recueil Indian Cartography a obtenu le prix des auteurs Indiens d’Amérique du Nord appelé prix Diane Decorah en mémoire de cette femme indienne qui avait toujours aidé et supporté les autres écrivains Indiens.

Dans ses spanerses carrières, Deborah Miranda était étudiante, femme de ménage, professeur pour des enfants handicapés. Elle participe à la revue The Raven Chronicles dirigée par le poète Philip Red Eagle à Tacoma dans l’état de Washington où elle a préparé un diplôme universitaire d’Anglais. Cette jeune femme possède une écriture très émouvante qui témoigne bien des forces vives des peuples Indiens, en une démarche de guérison et d’espoir qui est aussi une continuation des luttes pour la survie de ces peuples.
« Deborah Miranda est une courageuse , une importante nouvelle voix venue dans la littérature Californienne et Indienne. » Janice Gould.

Eveil

» la beauté de l’obscurité consiste en ce qu’elle vous laisse voir  »
Adrienne Rich

L’obscurité est ma sœur l’aînée qui m’apprend des chansons
et connaît les constellations lancées au dessus des montagnes noires au doux parfum.
L’obscurité est mon frère le plus petit qui me demande de tenir sa main brune et carrée,
effrayé de sa propre couleur, sans mère, il veut de l’amour.
L’obscurité est ma patrie mon origine, ma tombe – toute l’histoire dont j’ai besoin.
Quand je tresse mes cheveux toutes les tribus récitent les généalogies
entre les mèches. C’est bon de savoir où est ma place et de suivre toutes les pistes encore et encore pour trouver ma voie
en écho, le goût d’une odeur de rivière et de brise
qui ne dépend pas de la lumière pour trouver les os de mes ancêtres :
chaque membre robuste est proche de mon ombre.
Ici dans le noir nation de mon corps j’ai toujours un foyer.

© texte extrait de Indian Cartography édité par la Greenfield Review Press

Du pays Anishinabe : Gerald Vizenor

Il vit à Berkeley, en Californie, où il est professeur à l’université, il vit donc loin du pays Anishinabe (que les colons Américains nommèrent à tort Chippewa) qui l’a vu grandir. Il est membre de la réserve Blanche Terre (White Earth) située dans le Minnesota. Gerald Vizenor est reconnu pour être un auteur aux multiples facettes : romans, nouvelles, poésie dont des Haïku, s’ajoutent à son travail sur les récits Anishinabe. C’est un homme qui a voyagé en Chine et au Japon, il est traduit en Italien, en Allemand et en Chinois. Il est à la fois très enraciné dans la culture Anishinabe, autant qu’un homme sans racines dont l’esprit est toujours en mouvement parce que la vie n’est pas statique, dit-il, et qu’il serait bon philosophiquement de défoncer les routes, de faire exploser toutes les boites et de refuser les limites et les bornages, non avec l’idée de transcendance mais dans l’esprit du comique. « Il a un sens de l’humour, de l’ironie très prononcé et qui se manifeste à chaque instant, qu’il parle ou qu’il écrive » dit de lui Joseph Bruchac. Gerald Vizenor explique sa démarche ainsi : « L’aventure de vivre, de survivre est une chance, et pourtant cela est entre les mains du destin, cela est une situation comique. Le tragique s’occupe de construire des musées, des monuments, s’occupe d’établir des institutions, de déguiser la mort, et c’est un mouvement qui oppresse car il veut tout contrôler. Ce n’est pas ma façon d’aborder la vie, pour vivre comme il me semble bon de vivre, il faut abandonner ces données et les unités de mesures sociales. En premier lieu, nous avons besoin d’un endroit familier où nous retrouver dans les moments difficiles, pour échapper à la confusion et obtenir le détachement nécessaire. Cet endroit n’est pas sur terre, c’est endroit universel beaucoup plus vaste que ne l’est la réalité quotidienne, c’est l’espace que nous apportent les cultures orales et les traditions Indiennes, c’est la place de l’imagination, de la créativité et du Rêve. Là vous trouvez tous les matériaux, tous les outils qui vous permettent de vous situer sur terre. Garder le contact avec cette réserve de rêves vous permet de tenir, de vous soutenir quand les réalités physiques et émotionnelles sont perturbées. Porter cet espace du rêve dans son esprit permet de ne pas souffrir des déséquilibres et de rétablir l’harmonie en soi ».
Dans son travail d’écriture, Gerald Vizenor dit vouloir exercer la bonne pression au bon endroit et au bon moment (grâce à des métaphores et néologismes), cela permet de convaincre le lecteur, « c’est ce qui conclue, caractérise et signe mon travail ». Cela fait référence aux figures de Coyote et de Farceurs traditionnels aussi bien qu’à des thèmes asiatiques. Ce qu’il recherche chez un écrivain c’est l’attitude révolutionnaire qui crée une rupture dans les valeurs culturelles et sociales, il y a du « medecin-man » ou woman dans l’écrivain dit-il, et c’est un rôle de farceur, le mien est compassionnel et comique. « Je pense que le degré le plus élevé d’un être humain est d’être capable de voir inspaniduellement ses propres folies, c’est à dire voir ce qui nous aliène et pouvoir le casser soi-même. »
De nombreux animaux apparaissent dans ses récits, il dit être frappé par notre malaise d’humain à vouloir toujours prouver notre supériorité sur le reste de la création (d’où les expressions négatives comme langue de vipère, sale comme un cochon…) L’animal qui lui semble le plus extraordinaire est l’ours pour sa puissance et son comportement très proche de l’homme. Galdway Kinnel a écrit un fantastique poème intitulé « l’ours » où il montre que l’hibernation peut être comprise à l’échelle humaine comme le moment ou la personne, l’image que l’on a de soi qui nous fait jouer un rôle en permanence, se met au chaud quand il gèle dehors. Ainsi l’observation animale nous apprend et nous révèle notre propre condition humaine. « Les Européens ont célébré les récits de voyages et de conquête, la soi-disant découverte. Chez les médiévaux orientaux, l’objet du voyage était de confirmer ce qui existait déjà, de renforcer les racines de la mémoire culturelle, c’est aussi la mémoire visionnaire actuelle des Indiens, ils ont le même sens du voyage existentiel. Ce que je vois arriver maintenant dans la littérature Indienne, ce sont les références de plus en plus sophistiquées, des expériences qui ont trait aux événements traditionnels. Mais qu’est ce que la littérature Indienne ? Pour moi le contenu doit suggérer quelque chose de différent que j’appelle « vérisme mythique ». La vérité mythique, quelque chose de vivant dans le travail écrit et qui délivre une vérité. Cela vient de l’utilisation métaphorique traditionnelle de l’énergie et des références. N. Scott Momaday (auteur Kiowa) le possède, Leslie Silko ( auteur Pueblo Laguna ) aussi. Il n’y a pas de limites pour faire référence aux événements tribaux et traditionnels. Et ce n’est pas le discours qui compte mais comment un personnage par son attitude, apporte cette vérité mythique. Pour moi c’est l’attitude comique. Cela a à voir avec les façons dont les tensions, dont les problèmes de temps, sont résolus; comment le sens communautaire de la survie, comment l’esprit comique s’empare de l’imagination. Tout cela est subtil, aucune guerre n’est déclarée, aucun manifeste ne se dégage. Vous pouvez trouver un esprit comique dans toutes les littératures, mais elles n’ont pas les mêmes caractéristiques que dans la littérature Indienne ».
Le travail poétique de Gerald Vizenor , essentiellement des Haïkus, respecte et va dans le sens de la tradition Chippewa des chants des « rêveurs ».

Automne

Réserve White Earth Minnesota (réserve des Indiens Chippewa)
brise d’octobre les volets d’avant en arrière papillons de nuit

Clear Lake Minnesota la lune farceuse s’attarde à l’épouvantail
couronne princière

Hiver

Kyoto Japon des flocons géants
incendient la tasse de thé temple Bouddhiste

ST Paul Minnesota d’imposants flocons
glissent sur la baie vitrée dentelle Indienne

Printemps

Oakland Californie La lune de marsmiroite sur les trottoirs
traces d’escargots

White Earth Minnesota monceaux d’écume
en aval de la cascade silence des flots

Eté

Clear Lake , Minnesota un grand héron bleu
debout dans les basses eaux un chat sur le quai

Seven Pass, Californie un merle d’eau
plonge dans un torrent froid hors d’haleine

© extraits de Envol de grues. Cranes Arise Haïku scenes, édité en mai 1999 par Nodin Press Minneapolis, Minnesota , U.S.A.

D’origine Mohawk et Seneca : Maurice Kenny

Né en 1929 entre le fleuve ST-Laurent et les blacks rivers, Maurice Kenny vit à Saranac Lake, dans le nord de l’état de New-York. Il a co-édité le journal de poésie Contact II, il est aussi le directeur des éditions Strawberry Press qui publient des auteurs Indiens, ainsi que le directeur du magazine Many Moons. Il a longtemps collaboré à des études sur la littérature indienne et notamment pour Akwesasne Notes. Il est souvent invité dans les universités et dans les centres d’art en tant que poète, soit pour enseigner, soit pour dire sa poésie. Il a été récompensé par des distinctions littéraires Américaines dont le prestigieux American Book Award pour son ouvrage The Mama Poems; Wendy Rose, poétesse, enseignante, et critique de poésie Indienne dit de lui : « Quelques auteurs, quelque soit leurs origines ethniques, sont destinés à rester dans la mémoire des courants littéraires de l’histoire; je pense que la contribution de M. Kenny en tant que poète est de rester un auteur phare de cette génération. Il écrit au centre, comme nos anciens l’auraient dit. »
D’origine Mohawk et Seneca, M. Kenny est très attaché à sa culture Iroquoise. Mais il avoue que l’auteur qui l’a mis sur la voie de la poésie fut Dylan Thomas. « Pour moi il était parfait, c’est à mes yeux le plus grand lyrique du vingtième siècle, c’était un chanteur. Ayant de plus vécu, lui et sa famille, dans la pauvreté, bien que reconnu et publié, son histoire me touche car je suis sensible à ceux qui comme nos peuples, ont eu faim. » … « De treize à dix sept ans, Whitman m’a influencé, car sa façon de rythmer, le débit de son discours et sa façon d’être lui aussi un chanteur m’attirait. » (citation extraite de « survival this way » de J. Bruchac dans la collection Suntracks books, University of Arizona Press)
Maurice Kenny dit essayer d’écrire selon la tradition orale, selon la tradition Indienne et plus spécifiquement Iroquoise. Il n’aime pas le terme de poème qui pour lui fait référence à des règles de versification et à ses années d’études. Il veut évacuer ces notions qui l’encombrent. Il préfère parler de pièce, ou de morceaux, certains de ses travaux sont construits selon le modèle des chants et danses sociales pratiquées le samedi soir dans les longues maisons Iroquoises. Il affirme n’être pas un auteur narratif. Il a également écrit un ouvrage (I am the sun) construit selon le thème de la danse des fantômes en hommage à la nation Lakota (Sioux) pendant l’occupation du site de Wounded Knee en 1973, et qui véhicule toutes les colères et toutes les frustrations ressenties par les peuples Indiens.

Apache

Guerrière à la Yamaha hôte des chênaies sauvages
dans la nuit enfumée toi rescapée de la réserve de ses regards et de ses lois …. tes doigts plein de gentillesse
retournèrent les draps ….. Guerrière aux tresses
avec des mots melons tu fis taire les hululements et laissa toute appréhension dans le wicki-up
ta bouche de la couleur des couchers de soleil en Arizona
ton corps impatient plus impatient que le lézard se glissant
sur les rochers du désert … Apache qui compta un coup sur un Mohawk
et quitta le lit victorieuse.

Wicki-up : abri traditionnel fait de branchages des Apaches lors de leurs déplacements.
Compter un coup : les indiens avant l’arrivée des blancs, n’avaient pas de mot dans leurs langues pour désigner la guerre. Les affrontements se réduisaient à des escarmouches pendant lesquelles le guerrier devait montrer sa bravoure et son habileté en comptant un coup sur « l’adversaire ». C’est à dire à l’aide d’un bâton à bout rond toucher celui-ci.

© Texte extrait du recueil « Between two rivers », édité en 1987 chez White Pine Press

L’identité comme problème

Vers la fin de sa vie juste avant de sombrer Jack Kerouac fait un voyage en France, passe voir Gallimard, mais se rend surtout en Bretagne et dans les bibliothèques spécialisées pour y amorcer des recherches de généalogie. Persuadé par intuition que ses ascendants sont de nobles bretons, il tente d’en percevoir la trace dans ces vieux registres qui établissent les arbres des grandes familles. La quête est à la fois frénétique et vaine, elle versera de toute façon dans l’alcool.

Bref, j’essayais de découvrir quelque chose sur mon ancienne famille, j’étais le premier Lebris de Kerouak à remettre les pieds en France, au bout de deux cent dix ans, pour essayer d’y voir clair, et j’avais prévu de me rendre en Bretagne puis ensuite en Cornouaille anglaise (la terre de Tristan et du roi Marc), et après cela j’allais débarquer en Irlande pour trouver Isolde et, comme Peter Sellers, recevoir un coup de poing en pleine figure dans un pub de Dublin. Ridicule, mais le cognac me réussissait si bien que j’allais tenter ma chance.

La dérision qui émaille la phrase ne doit pas faire illusion, cette quête souligne une grande détresse, toute sa vie Jack Kerouac se demandera qui il est, la question de l’identité se trouve au cœur de son œuvre et l’alimente en permanence d’angoisses tenaces. L’un de ses biographes, Steve Turner, évoque ce problème d’identité et le lie au sentiment d’exil vécu par Jack Kerouac. « Tout jeune, il avait conscience d’être un étranger dans son propre pays et le thème de la différence, de la recherche de son vrai foyer est dominant dans son œuvre « . De cette expulsion du foyer, de la matrice, Kerouac ne s’en remettra jamais. L’Amérique qui brasse, qui projette dans un jeu de forces fascinant, qui fait de l’être une balle de flipper, cette Amérique l’attire irrésistiblement, mais il n’entre dans le mouvement qu’avec inquiétude et après hésitations, car il perçoit bien que ce brassage peut tout simplement broyer les êtres. Volonté d’adhésion et réticences vont de pair chez cet auteur.

D’où viennent donc ces sentiments confondus ? Très tôt Kerouac a été conscient de sa différence, de son unicité. Issu d’une famille franco-canadienne, il fréquentera d’abord la langue française. Ce n’est que vers l’âge de six ans que Jack commencera à s’exprimer en anglais. Il lit la Bible et les livres de catéchisme en français à l’Ecole paroissiale de Saint Joseph. Plus tard il dévorera dans le texte Hugo, Balzac, Flaubert, Céline et il communiquera toute sa vie avec sa mère en québécois, notamment pour exclure les anglo-saxons de leurs conversations.

L’expression langue maternelle prend donc ici tout son sens, cette langue demeure celle de l’enfance, de la relation privilégiée à la mère ; la langue américaine sera en revanche une lieu d’adoption qu’il faudra envahir. A ce hiatus s’ajoutent deux autres facteurs de rupture. Kerouac est de culture catholique dans un monde protestant. Et il cultivera jusqu’à l’excès ce particularisme, non par provocation mais parce que l’enfance est émaillée de ces images christiques, de ces niches habitées par des madones en douleur, de cette imagerie qui frappe à jamais la sensibilité d’un être. Il est de plus fils d’ouvrier dans un monde qui n’aime pas trop le prolétariat. La condition ouvrière colle à la peau de ce jeune homme qui fréquentera des lettrés issus de milieux sociaux plus raffinés, et la coupure se manifestera dans les moindres détails de l’existence, comme le souligne Yves Le Pellec :  » Prolétaire, Kerouac l’est aussi par ses goûts et son tempérament. Cet amoureux des mots est d’une nature très physique, ce timide aime les braillements et l’humour gras, ce mystique a de robustes appétits terrestres. Capable de grande délicatesse, Kerouac n’est pas raffiné. Il adore les plaisanteries épaisses et les coups de gueule de la « maudite race canuk » les fanfaronnades de vestiaires, les riches nourritures dont sa mère le bourre « .

S’intégrer ou se désintégrer ?

A trois reprises pourtant Jack Kerouac tentera d’entrer dans ce monde qui lui paraît terre étrangère. Le livre autobiographique Vanité de Duluoz nous en dit long en ce domaine. La première porte d’entrée se situera dans le football américain. Le vieux clochard céleste que deviendra l’auteur, l’alcoolique qui balbutiera lors des émissions de radio ou de télévision ne peuvent faire oublier le jeune athlète que fut Kerouac. Remarqué dans son club local, il sera contacté puis engagé par un club universitaire. Mais l’engagement chargé d’espoir tournera à l’échec, trop de magouilles, de turpitudes et de favoritisme, l’exclu restera sur le banc de touche. Il en ira de même à l’Université. De guerre lasse, Kerouac s’engagera dans l’armée, dans la marine. Cette troisième entrée coïncidera avec une troisième sortie, ainsi que le souligne Le Pellec : « Il se voit refusé par la Navy pour tendances schizoïdes, autre signe qu’il trébuche à chaque case du jeu de l’oie officiel : de la fenêtre de l’hôpital militaire il voit s’enfuir pour toujours son rêve perdu d’être un authentique américain « .

Privé de cet enracinement nécessaire, Kerouac se retrouvera nu, face à son propre miroir, tenu de s’assumer dans ce qu’il a de particulier, unique et tenu de le rester il consacrera une œuvre à se chercher, pour finalement arriver à bout de souffle, presque en fin de parcours, à une crise d’identité qui se sera nourrie d’elle-même et qui se fera désespérante. Dans l’une de ses dernières œuvres, Big Sur, l’écrivain se percevra comme un être rejeté de tous, y compris de l’océan. Son existence n’aura été que fard et comédie, bouffonnerie et apparence ; au gré d’un récit terrifiant il lâchera son amertume qu’une phrase peut résumer :

Je ne suis qu’un clown malade d’écoeurement.

Ces précisions biographiques s’inscrivent dans un but précis : casser une légende qui emprisonna l’auteur lui-même. Certains textes disent en effet avec clarté combien Kerouac fut ulcéré d’être bombardé « Pape de la Beat Generation ». Il perçut avec clarté et malaise combien cette appellation contrôlée enfermait son œuvre dans un système d’images désormais devenu suite de clichés. Kerouac fut autre chose qu’un auteur emblématique susceptible de faire vendre des jeans, autre chose qu’un James Dean de la machine à écrire. Pour le lecteur qui se donne la peine de parcourir l’ensemble de l’œuvre il est celui par qui passe le drame de la modernité américaine, le drame de notre condition moderne. Avec lui nous sentons combien l’homme est seul face à son identité.

La Poésie en un instant névralgique

Quelle place peut donc venir prendre un recueil de poésies dans cette interrogation ? San Francisco Blues se situe à un instant névralgique de l’œuvre de l’auteur. Les conditions de la création se révèlent parlantes : en 1954, Jack est venu rejoindre à San Francisco le couple Cassady. L’ambiguïté règne. Neal Cassady se présente comme le grand frère, catholique comme Jack, travaillant aux chemins de fer il rend palpable cette culture ouvrière qui pourrait n’être plus qu’un mythe. Il est l’ami, le libérateur, l’homme libéré et heureux de vivre, le repris de justice qui a su braver l’ordre. Neal est un double, Jack vit avec lui en symbiose, il fera d’ailleurs l’amour à toutes les femmes que Neal lui cédera, dans une relation étrange. L’union est d’une telle intensité que l’auteur créera un terme pour parler d’eux-mêmes comme s’il ne s’agissait que d’un seul être, Kerouac et Cassady deviendront Kerouassady. Une dispute intervient, pour un futile prétexte lié, semble-t-il, à une part de marijuana. Kerouac se fâche, quitte le domicile du couple, et s’installe dans un hôtel borgne de la Third street, l’hôtel Cameo. De sa chambre, sur un fauteuil à bascule, il écrit les quatre-vingts chorus de San Francisco Blues. On le voit. Ce recueil, ne fût-ce que vu de l’extérieur, s’avère d’emblée intéressant, à double titre.

D’une part, il se présente comme le premier recueil poétique de Kerouac. La prose frénétique et débridée a jusqu’alors envahi les textes de l’auteur, avec San Francisco Blues, le style change, un genre nouveau est exploré. Un genre qui, d’autre part, répond à une réflexion théorique. Comment en effet ne pas être intrigué par la division en textes courts, numérotés et visiblement agencés selon un ordre maîtrisé ? En 1955 Jack Kerouac donne du blues cette définition lapidaire :

un blues est un poème complet écrit sur une page de carnet, de taille moyenne ou petite, de 15 à 20 lignes habituellement connu sous le nom de chorus

L’impression d’étrangeté de prime abord ressentie se trouve accentuée par la lecture des textes. L’ensemble se présente effectivement comme un chant unique et totalement morcelée à la fois. La dispersion et la progression des thèmes vont de pair. Curieux morceau musical, s’appuyant sur des variations et des entrelacs. Cette troublante perception invite à l’étude, à l’appréhension personnelle de l’ensemble.

De l’occurrence du verbe Voir

Le premier et le dernier chorus se font écho grâce au même mot, le verbe VOIR, verbe chargé de sens s’il en est. Ils sont conjugués tous deux à la première personne du singulier, et marquent ainsi l’investissement personnel de l’auteur. Il suffit pourtant de lire les deux textes pour cerner une différence de sens révélatrice entre ces deux usages.

Chorus 1 Je vois les dos

Des vieux rouler Lentement dans le noir Des boutiques. Chorus 80

Le blues de San Francisco Ecrit dans un rocking-chair

A l’hôtel Cameo Dans le quartier pauvre de San Francisco Mille neuf cent cinquante-quatre.

Cette jolie ville blanche De l’autre côté du pays Ne sera plus Disponible pour moi

J’ai vu le ciel bouger Dit  » Voilà la Fin «

Parce que j’étais fatigué de tout ce présage

Le premier verbe Voir s’impose comme une évidence, un acte délibéré. Son emploi au présent de l’indicatif souligne que l’action est en train de se faire. Nous sommes donc plongés dans une situation installée depuis un certain temps mais qui atteint un degré de palpitation et d’intensité telle que le fait mérite désormais d’être inséré dans un poème. Ce premier mot est comme un œil qui s’ouvre sur le monde, un regard qui s’installe. L’auteur se définit d’emblée comme un voyeur. Son corps, son être, tout est mobilisé en fonction du regard. Attitude faite de curiosité, de gourmandise et d’attraction. Le Je, le moi prennent place dans le texte par ce verbe. L’action fait exister l’être. Par l’observation des autres, le moi va tenter de trouver la route qui doit le conduire à lui-même.

La fin du recueil présente au contraire le verbe voir sous sa forme achevée, j’ai vu, l’action est finie. La route ne va plus loin. Le narrateur n’est plus le même. Naguère il fixait les êtres de haut en bas, de son balcon il captait les passant en plongée. Désormais son regard se situe en contre-plongée, de bas en haut, vers le ciel. Sa mission semble achevée parce que son regard a su se hisser. Un mystère a été perçu, percé, qui donne les moyens de se soustraire à ce monde. Kerouac de voyeur est devenu voyant. Il peut désormais se placer en situation de secrétaire, peut-être même en Témoin/witness. Il n’a plus à courir, à suivre les autres, il est celui qui a vu le ciel bouger. Le Je paraît avoir trouvé sa fonction, éventuellement son essence.

Nous sommes donc bien en face d’un texte d’épiphanie et de révélation. Les chorus s’appellent et se répondent pour finir par tresser, en un maillage paradoxalement serré et aéré à la fois, l’histoire d’une route ; mais il s’agit en l’occurrence d’une route immobile. La première partie de ce trajet présente une lourde présence d’êtres divers, la rue fourmille et Kerouac en rend compte. Le second mouvement présente au contraire une dilatation de l’espace qui conduit à la vision finale. C’est à partir de ces deux éléments que nous parcourrons cet itinéraire statique. La poésie y est vécue comme une raison de vivre, comme une façon de vivre.

Soi à travers les autres

Kerouac demeure donc sur son balcon. Vagabond figé, il se place ainsi en rôle d’observateur, mais s’installe du même coup dans une situation à part, coupé de ceux qu’il scrute, presque semblable à Meursault, regardant du haut de sa position d’étranger les familles se rendre au cinéma. De fait ce monde lui semble difficile à investir. Il s’agit d’un monde de hats, backs and blacks. Ces chapeaux, ces dos et ces points de convergence fatalement noirs forment une sorte de carapace qui se ferme. Les premiers regards relèvent du collage, ils inscrivent dans le texte des bribes de perception :

Visages à rides et à moustaches

Des noirs le dos tourné Chapeaux bruns de l’armée effondrés

Pas lourds et bâche légère Des sacs & propos amers

Tenus aux secrets compagnons A cheveux longs

Cette première attitude faite de perceptions distantes, sera néanmoins rapidement relayée par une attitude de compassion gourmande. Kerouac suit les êtres qui déambulent, il invente leurs histoires. Progressivement la carapace cède, les êtres s’humanisent et deviennent des êtres de plénitude, saisis dans leur épaisseur et leurs douleurs. La rue devient dès lors un lieu de communion qui doit être saisi avec fraternité et sensualité.

Il n’y a pas moyen de dire Ce qui se passe dans la tête

De ce personnage Malingre sous une veste

En laine & derrière ses lunettes Emportant son déjeuner

Traînant les pieds et titubant Lentement en direction du boulot

Ou bien la beauté indienne Fonçant majestueuse

Dans une épicerie de Marathon Tenue par des Grecs

Acheter des bananes Pour sa nuit d’amour,

A quoi pense-t-elle. Ses lèvres ressemblent à des cerises

Ses joues les font jaillir de son visage Raison de plus pour les embrasser

Et sucer tout leur jus.

Ce regard érotisé et fraternel à la fois rapproche Kerouac des êtres hantant ces rues, son texte passe d’une dimension verticale de domination exclusive à une situation horizontale de rencontres fraternelles. Pour autant le Je s’efface presque complètement derrière les autres, la rue grouille et le moi semble enfoui. On peut légitimement se demander ce qui pousse l’auteur vers ces créatures de la rue.

Les paumés comme révélateurs

La première réponse, presque évidente, relève du concept, de la démarche religieuse et politique. L’exclu porte sur lui le sceau de la pureté. Dans cette société américaine dominée par la corruption de la consommation, les exclus représentent ceux qui ne participent pas, ou ne peuvent participer, à ce jeu aliénant et dégradant. Dès le départ, la beat generation, la génération battue, perdue, flouée, s’est trouvée aux côtés des misérables battus et floués. Steve Turner le souligne dans la biographie consacrée à Kerouac : « Les deux hommes (Kerouac et Burroughs) avaient le sentiment que les individus obligés de vivre en marge de la loi étaient plus purs que ceux qui s’y conformaient, parce qu’ils résistaient aux exigences d’une société corrompue ».

Tout se mêle donc dans ce rapprochement, une quête de la pureté et une fraternité qui semble inspirée des Evangiles. Comme Jésus, Kerouac descend chez les marginaux, il communie avec eux comme on tracerait une voie d’avenir, se dégageant des contingences matérielles. Cette approche est fondée, nécessaire elle n’est pas pour autant suffisante.

Pour cerner pleinement les raisons de cette obsession de l’exclu, il nous faut descendre dans les profondeurs mythologiques de Kerouac et atteindre ce que nous pourrions appeler le syndrome Gerard. Quand Jack atteint l’âge de quatre ans il voit son frère Gerard mourir. L’image de ce grand frère est intimement liée au fonds religieux catholique de la famille. Pour faire bref, la mort de Gerard se présente comme l’auréole posée en cet instant sur un frère déjà saint. Yves Le Pellec souligne cet aspect avec force, en laissant d’une façon intermittente la parole à Kerouac :

Pendant les autres premières années de ma vie, tant qu’il vécut, je ne fus pas Ti Jean Duluoz, je fus Gerard, le monde fut son visage, sa pâleur, son corps voûté, la façon qu’il avait de vous briser le cœur, sa sainteté et les leçons de tendresse qu’il me donnait (VG, 8)

« Kerouac, qui grandit entouré de rosaires et de statues des saints, dans l’ombre « grise » de Gerard penché sur lui pour le bénir de sa terrible onction, sera profondément et durablement marqué par le mystère de cette mort. Au milieu des sanglots, des toussotements et des vapeurs d’encens pendant le service funèbre, il dit avoir eu l’impression que Gerard « était amené vers cette terre de Pureté dans laquelle je ne pourrais jamais aller, du moins pas avant longtemps ». Il ne se sent que « figurant » dans ce « vaste film impalpable » où Gerard tient le rôle de « héros » et Dieu de « metteur en scène ». De cette mort en effet Jack ne se remettra pas ; durant toute sa vie, il ne se considérera que comme l’impur, celui qui a laissé partir le frère pur, éventuellement celui qui a provoqué sa disparition. La fréquentation des bas-fonds prend dès lors toutes les nuances d’une mortification. Le poète se considère comme incapable de vivre une élévation quelconque, il se doit de traverser l’enfer, de côtoyer son cortège d’ombres interlopes. Avec pour seul viatique, l’espoir -venu du fond des évangiles- que l’impur puisse se transformer en pureté, en un mot que les derniers soient un jour les premiers. Mais ce jour-là semble se dérober au fur et à mesure que la traversée des lieux pauvres se fait.

Les paumés entretiennent la sarabande

A ces deux explications s’ajoute une troisième raison d’attraction. Elle se situe sur le plan linguistique. Images de la violence sociale, ils imposent une question dans les chorus qui transcrivent leur errance : comment précisément rendre cette violence, cette folie de la rue ? La seule réponse acceptable est d’installer la violence dans la syntaxe même, dans l’ordre des mots. A défaut de salut, les exclus installent dans le texte un paroxysme qui dynamite toute forme stable, toute image pouvant engendrer un point de repère confortable.

Et de vieux garçons indiens Sans chaussettes

Juste les savates chinoises d’opiomanes Font leur interminable promenade de santé

Le long de Third Street gris & perdus & difficiles à voir. Tragiques humains qui rotent

Avec rochers escarpés Bloqués par la neige largement

Enorme d’y parvenir Au train Du temps & de la douleur

Attendant la gare centrale. Jeune humanité paumée

Trois de front S’en va prospérer un peu plus bas

Dans la rue infernale.

Pour que le paroxysme soit atteint, la décomposition s’impose, dans les mots et leur agencement. Et Kerouac présente un étrange distique qui pourrait presque dessiner une piste définissant son art poétique : Toit qui danse comme/Un monosyllabe.Le mot d’une syllabe triomphe en effet dans la première partie de San Francisco Blues. Il installe un rythme fait de déraison et de fracas. Dans ces textes de Kerouac se joue une vraie danse macabre, où les mots scandent la rencontre avec le squelette, en reproduit les tintements. De la jubilation morbide surgit la vie des mots, et donc la vie tout court.

Mate un peu le vieux clochard triste Pas d’argent

Assez présomptueux pour foncer dans l’épicerie Et acheter son paquet de margarine

A 8 cents De sorte que dans des chambres minables

A 3 heures et demie du matin Il puisse tousser & grogner

Dans son lavabo de porcelaine blanche Près de son lit

Pour y faire couler de l’eau Et y tituber

Dans le réveil chancelant Du milieu de la nuit

Cauchemars des asiles de nuit Sa mort pas plus noire que

La mienne, son Toast Tout aussi beurré

Et sur le bon côté.

Dire cette  » jeune humanité paumée  » relève ainsi de la transe. Seule la discordance du texte peut hâter l’émergence de l’intensité. Le texte vécu dans un premier temps comme une compassion devient ainsi mouvement de communion frénétique. Aucune création n’est possible si la langue demeure prisonnière de ses poses hiératiques. Kerouac la fait exploser en harmonie de jazz, cette langue américaine qu’il n’a pas d’emblée pleinement saisie, il en joue maintenant comme d’un instrument étrange.

Le chaos nécessaire

Ecriture de l’incohérence et de l’explosion que celle-là, associant des éléments divers dans un même mouvement et sans aucune relation logique, ni même métaphorique. Ecriture d’apparence brouillonne, du désordre sans doute, du chaos également. A croire que le chaos installé dans la langue était pour Kerouac une question de survie, mentale et poétique. Il y a fort à parier en effet que ce chaos apparaît comme un mode de refondation des mots obsédants de Kerouac. Des mots d’origine religieuse, chrétienne, catholique. Sans arrêt interviennent dans ses textes les anges, la vierge et l’apocalypse. Or il n’est rien de plus usé que le mot qui pendant des siècles a été utilisé dans des rituels et des propos conventionnels. Ces mots appellent l’auteur, mais leur contenu est figé.

Afin de retrouver ce qui fait l’origine et la force de l’appel, afin de retrouver ces appels dans leur force originelle, Kerouac passe ces mots à l’épreuve du chaos linguistique, qui reflète son chaos affectif, interne et profond. Si ces mots doivent avoir un sens, ou s’il doivent reprendre un sens, le reconquérir, c’est au fond de lui -même, au cœur de son désastre, qu’ils le feront et non en un discours théologique mûri et cohérent. Cette réactivation du langage religieux permet un retour novateur vers la ville. Elle n’est plus un spectacle mais un lieu à investir, à nommer, à transformer par le langage, éventuellement à transfigurer. Nommée par des mots vécus avec intensité San Francisco devient un univers symbolique et se mue en monde mythologique.

Une mythologie définie pas à pas

La ville devient dès lors le cadre où se joue tous les drames profonds. Ainsi s’élabore le second mouvement du recueil. Au début du drame se trouve la fange et la faute. Les anges sont là pour le rappeler. Il signifient ce qui se situe en hauteur, cette part divine qui nous appelle, cette sanctitude qui nous obsède et qui paraît toujours plus inaccessible alors même qu’elle se manifeste. Les anges de Kerouac ne planent pas dans un ciel bleu, la pesanteur de la terre et des sens est telle que nous tirons ces êtres célestes dans notre boue :

Dans les airs par des équipes D’anges enragés en délire

Bavant joyeux Sement Parmi les drôles de gras Chérubins. Menant ce sérieux

Etalon Noir Sincère à mâchoire serrée Dans cette matinée Vers une série de crimes

Voici Lucifer l’imposteur

Le sexe règne en maître dans ce monde coupable, comme dans la vie des beat il conduit à l’obsession mécanique et triviale. Privée de sa dimension transcendantale la sexualité n’est qu’acharnement systématique.

Le sexe est un automate Qui sonne comme une machine

Dans la serrure obstruée les hommes jeunes vont plus vite que

les hommes vieux les hommes vieux sont passionnément

A bout de souffle Les hommes jeunes soufflent à l’intérieur

Les femmes jeunes & les femmes vieilles

Attendent Il y a eu le son d’une gifle

Quand l’ange est venu à la dérobée Et l’ange qui avait perdu

Se reposait satisfait.

Ecœuré par ce monde de frénésie bourbeuse, le poète rêve d’un âge d’or ; en fait prend forme dans ses textes la tentation de l’icône, ou bien le désir de ces tableaux de Giotto où les madones se dessinent sur fond doré, dans cet espace du pur esprit. Le désir surgit dès le chorus 17 : Je veux aller dans le Doré/C’est là mon foyer. Et cette envie de pureté va de pair -est-ce une surprise ?- avec la volonté de réintégrer l’univers enfantin et maternel. Kerouac le martèle à plusieurs reprises, comme si ce retour allait lui permettre de rompre avec ce monde de pourriture : au chorus 39, on peut lire :

Quelle affaire ! Oui je rentre à la mai

ai son Le chorus 40 complète :

Oui je rentre à la maison

aujourd’hui. La ville des villes

San Francisco n’est plus dès lors un lieu unique, la ville devient le lieu de tous les lieux, se superposent les cités qui ont jalonné l’itinéraire spirituel de l’auteur. Sur la ville de la côte ouest vient ainsi se greffer Mexico, et l’on sait que là se joue la pensée mystique de Kerouac, Jérusalem surgit également, et à terme, vient prendre place la ville de l’enfance, celle vers laquelle l’auteur toujours retournera, Lowell. L’amalgame est explicite :

Third Street is like Moody Street Lowell Massachussets

Là se joue la tentation finale. Rien n’est possible si l’être ne se change, ne se régénère, et la ville devient pour Kerouac le lieu poétique de la résurrection. San Francisco est, on le sait, menacée par the big one, le tremblement de terre le plus puissant. Dans les textes de Kerouac, les êtres titubent sans cesse, comme s’ils pressentaient cette fin du monde prochaine, leur mouvement semble anticiper cette destruction finale. Quand Lowell vient s’incruster sur l’image sur San Francisco, elle draine avec elle une autre version de l’Apocalypse. Dans son roman Doctor Sax, Kerouac présente en effet sa ville natale comme la proie d’une terrible créature nocturne, un vampire y conduit le narrateur vers le diable. Ce dernier libère un terrible serpent rampant sous la cité, et la déstabilisant. La fusion des deux thèmes apocalyptiques se fait dans le chorus 72 :

Et ce que Frisco a en guise De serpent Le tremblement noir du monde

Cataracte Et bombes à Hydrogène De l’Espoir Perdues dans le bleu

Pacifique De l’océan vide

La ville que Kerouac a sous les yeux n’est donc plus la ville réelle, elle est investie par les mots de l’auteur, transformée par son langage, envahie par ses images fondatrices. Après la mort la vie peut renaître.

Ville illuminée

Coupé par un langage déconstruit de toute relation logique, Kerouac peut enfin accéder à la révélation, c’est-à-dire qu’il peut désormais accepter une image faite de douceur italienne, de violence passionnelle et de plénitude virginale, une image ressemblant à un tableau de la Renaissance italienne et qui présenterait le portrait d’une Marchesa. La perception enfantine des vierges logées dans leurs niches peut reprendre place, engendrant une relation nouvelle avec le monde. Même précaire, et terriblement éphémère, cette relation rend neuf l’être qui la formule. Ainsi éclate le texte radieux du 79ème chorus :

» Au-delà de cette mer stérile  » Ainsi parle Marchesa

Pleurant la Renaissance Et toujours la brise Est délicieuse & douce

Et fraîche comme des seins Et sauvage comme de beaux yeux sombres.

Repose sur son esprit Comme si elle n’en avait pas pour longtemps Et brillante à ce sujet

Tout le temps, comme une étoile Furtive

Une beauté fière en colère De l’Italie.

Un instant suspendu au-dessus de la ville, Kerouac semble atteindre la plénitude. Le travail d’observation a conduit à une recréation du monde. Les mots rénovés ont fait émerger les mythes de l’enfance. Pour un temps, tout se trouve en harmonie, les images et les émotions du passé, les mots et la vision présente. Un éclat, une illumination constituent ces quelques textes privilégiés de la fin de San Francisco Blues. Le poète est bien passé du statut de voyeur au rôle du voyant :

J’ai vu le Ciel bouger Dit  » voilà la Fin «

Parce que j’étais fatigué De tout ce présage. Et chaque fois que vous aurez besoin de moi

Appelez Je serai de l’autre côté A attendre devant le hall de la fin.

Le blues, la vie, l’intensité

Ce texte est donc bien un texte de la révélation. En quête de son identité, Kerouac se trouve dans l’écriture, par l’écriture. Pour lui la poésie n’est pas simplement un raison de vivre, mais une façon de vivre. Il y a fort à parier que Kerouac n’existe que quand il écrit. La réconciliation ne se fait que lorsque les mots peuvent assurer un contact entre le vu, le vécu, le dit et l’écrit. Sans les mots le monde demeure, pour reprendre l’expression de Pierre Reverdy, affreusement irréel. Avec les mots, dans la palpitation de l’instant d’écriture le soi est perceptible, l’identité peut se bâtir et le contact avec le monde temporairement établi.

Prose/poésie ?

On peut donc se demander quels sont les liens qui se nouent entre cette forme très élaborée que nous avons notée et cette émergence de la révélation. En fait poser cette question revient à poser de nouveau le problème des rapports prose/poésie. Une note du traducteur le signale en quatrième de couverture : « le blues est donc un des apôtres de la révélation musicale et rythmée apportée par Kerouac, abolissant la distinction désormais artificielle entre la poésie et la prose. Pas de prose qui vive sans la pulsation de la poésie. Pas de poésie qui tienne sans passer par l’épreuve de vérité de la prose ». Ces termes soulèvent le problème, mais ils le posent en termes généraux, nous préférons pour cette approche l’analyse présentée par Jean-Marie Barnaud et mise en ligne sur le site remue.net. Partant de Y. Bonnefoy, Jean-Marie Barnaud nous interroge :

A quoi donc correspond ce récit en rêve ? A l’idée, donc, que le risque qu’encourt tout récit est qu’il se replie, qu’il se ferme, se fige dans une fiction, et, je dirai, une prose qui représente le monde, mais sous une forme conventionnelle, artificielle, dogmatique, sans faille, sans trous. Sans silence. Ne renvoyant qu’à elle-même, à ses propres codes. Et pourtant, cette langue du récit, cette prose, elle est aussi celle qui véhicule notre culture, nos mythes. Celle de notre commun partage. Le rôle de la poésie est alors de soumettre cette langue-là, langue des concepts, à l’épreuve de  » l’ordalie  » dit Bonnefoy, d’une parole qui lui interdise de s’enfermer dans une fiction, qui déconstruise ou brise ses sages représentations pour la faire accéder à la fragilité, à la vibration particulières qui peut seule témoigner d’une rencontre, de ce que Bonnefoy nomme la présence.

Il nous semble que le recueil de Kerouac oscille bien entre les deux pôles qui sont évoqués dans ces lignes. Nette est en effet la déstructuration du langage ; le désordre nouveau installé dans la langue supprime tout risque de fermeture et régénère les mots. Il formule d’ailleurs cette nécessité, d’une façon totalement explicite : Il faut que je survole mon langage ..vous entendez le bond qu’il faut accomplir pour échapper à la surveillance qu’exerce sur nous le langage, nous, qui nous croyant parlant , sommes parlés par lui. . Parallèlement s’impose la nécessité de tracer un fil conducteur dans le recueil, une trame de récit, faute de quoi la réappropriation des mythes ne peut s’accomplir. Sans chaos les mots essentiels de sa mythologie demeureront englués dans le sens commun. Mais la nécessité d’un ordre narratif demeure. Il est intéressant de voir que ce tiraillement entre le continu et le discontinu se joue chez lui sur un mode musical.

Nous avons présenté la définition donnée par Kerouac du chorus, il nous faut ajouter que tous ces chorus limités par la taille du carnet sont liés les uns aux autres par un travail d’intense précision. Chaque chorus possède sa cohérence et présente son unité, mais il est toujours un mot essentiel qui prend un relief particulier. Et ce mot va être repris dans le texte suivant, inséré dans un nouveau mouvement qui va l’amplifier. On retrouve bien là une technique propre au jazz injectée dans la littérature ; ce qui est thème secondaire, sujet d’arrière plan devient par la grâce de l’improvisation le thème principal du morceau suivant. Ainsi s’écrit le 5ème chorus :

Ah les petites filles font des ombres sur le trottoir plus courtes

que l’ombre de la mort dans cette ville et le 6ème reprend le terme et le cultive : Grasses filles

En manteaux rouges Et chaussures à rabat blanchi

Ainsi se défait et se reconstitue le texte. Il ne s’agit pas là d’un exercice gratuitement littéraire, mais d’une démarche profondément humaine dans un monde vidé de sa substance. San Francisco Blues est une quête désespérée du sens, y compris du sens religieux dans un monde marqué par la béance. Les USA des années soixante ne vivent que la frénésie consommatrice, la fièvre acheteuse, la spiritualité n’est plus que commerce, apparence, bric-à-brac et objets de brocante. Pourtant ce pays demeure fortement marqué par l’impulsion spirituelle qui préside à sa naissance, qui passe par les êtres, les romans, qui souffle y compris dans l’élan de Withman. Le vide y est donc insupportable. L’intérêt manifesté par Kerouac, Gary Snyder et les autres membres de la Beat pour le Bouddhisme est un signe.

La quête spirituelle ne saurait être abandonnée. Mais elle ne peut être menée à l’intérieur des églises, c’est dans la langue que tout se joue, dans le désordre cultivé, qui seul permet la renaissance ; un dernier texte suffit à le souligner :

Et ces adorables petits vers font revivre la poésie ouverte de l’espoir dans le vieux poisson long d’Amérique

Et ce doux papillon de nuit a révisé l’entéléchie

dans ma finaléchie dans le vieux coup de pardouze où Croo-ba a incorporé garçons aux filles Il était perdu dans le placard

Le roi mangeait de la sauge émincée Jean-Baptiste n’avait pas de tête

Jésus avait des clous plantés dans la peau J’ai le Néon cloué à moi J’aimerais être mort

Ou Roi du pays de Ronald Colman, ou Parent de Sariputra

Shakespeare pour commencer.